O. Pavillon: Des Suisses au coeur de la traite négrière

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Titel
Des Suisses au coeur de la traite négrière. De Marseille à l’Île de France, d’Amsterdam aux Guyanes (1770–1840)


Autor(en)
Pavillon, Olivier
Erschienen
Lausanne 2017: Antipodes
Anzahl Seiten
159 S.
Preis
€ 21,00
URL
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

L’implication de la Suisse ou plutôt de Suisses dans la traite négrière est une thématique qui a retenu l’attention des spécialistes depuis longtemps. Ces recherches ont connu un renouveau certain depuis quelques années grâce à des travaux critiques qui ont exploré plus en détail ce phénomène sous des angles inédits. Elles ont rappelé le rôle joué par des individus, des entreprises ou des capitaux helvétiques. En Suisse romande, l’ouvrage de Thomas David, Bouda Etemad et Jannick Maria Schaufelbuehl, La Suisse et l’esclavage des Noirs, paru chez Antipodes en 2005, constitue le principal jalon de ce courant historiographique. Ce volume offre à la fois une synthèse sur la longue période de sur cette thématique, fondée sur des documents d’archives et des travaux récents, tout en offrant des pistes pour des recherches futures. Toute une série de travaux d’Olivier Pavillon s’inscrivent dans cette perspective, qu’il s’agisse d’études de cas, comme l’ouvrage dont il est question ici, ou de l’édition et du commentaire de sources. L’auteur a ainsi notamment collaboré à la publication de lettres du planteur morgien Marc Warnery ou d’écrits de l’ingénieur avenchois Jean-Samuel Guisan.

Les trois études réunies dans ce volume saisissent le phénomène de la traite négrière par trois analyses de cas répartie sur une chronologie étendue (plus de septante ans) et sur trois espaces géographiques (l’Ile de France actuellement Île Maurice, Marseille et Guyane néerlandaise (actuellement Suriname) ; tout cela permet de rendre la thématique dans sa diversité. Le premier texte est inédit, les deux suivants sont parus dans la Revue historique vaudoise et la Revue historique neuchâteloise en 2004 et 2013. Malgré une éclairante préface d’Olivier Grenouilleau, spécialiste français de l’histoire de l’esclavage, et une solide postface de Gilbert Coutaz, directeur des Archives cantonales vaudoises, qui soulignent l’originalité de la démarche d’Olivier Pavillon, quelques éléments de liaison entre les contributions auraient sans doute permis de renforcer les conclusions de ces minutieuses analyses et de les relier à l’histoire plus globale de la traite négrière et de la participation suisse à l’exploitation des colonies.

L’originalité et la force de ces travaux reposent à la fois à leur objet et la méthode de l’auteur. Malgré l’évocation de profils hétérogènes, il se concentre sur des « seconds couteaux » (expression dénuée de jugement moral), soit des acteurs des différents échelons du négoce colonial, qui, sans avoir joué un rôle décisif et de premier plan, ont pris une part active dans son développement. Tous recherchaient dans le commerce transatlantique (comme planteurs, négociants ou investisseurs) un moyen de faire fortune et de s’élever socialement. Ils ont globalement réussi leur pari, malgré quelques échecs retentissants. Ces destins individuels sont examinés de manière très (parfois trop) détaillée en raison de l’existence de riches fonds d’archives, contenant notamment d’abondantes correspondances (quantitativement et qualitativement). Ces archives, après avoir été pieusement conservées par les descendants, sont arrivées dans des institutions publiques (Archives cantonales vaudoises pour les fonds des familles Larguier des Bancels et Roguin et Archives de la vie ordinaire pour le fonds Alfred Berthoud). La démarche d’Olivier Pavillon illustre de ce point de vue, comme l’a souligné Gilbert Coutaz, l’importance des fonds de famille pour la connaissance historique et sonne comme un plaidoyer pour leur mise à disposition des chercheurs.

La première étude (inédite) suit plusieurs membres de la famille Larguier des Bancels de leur berceau cévenol à la Suisse romande (Genève et Vaud), en passant par l’Ile de France, long épisode au centre de l’attention. Olivier Pavillon détaille avec un grand soin les pérégrinations de plusieurs d’entre eux à la recherche de bonne fortune et pour échapper aux persécutions religieuses. L’épisode colonial débute avec François III (1731-1790), qui débarque en 1771 à l’Ile de France, rejoint en 1783 par son frère cadet, Pierre-Frédéric (1736-1811). L’auteur retrace le parcours étonnant de ce dernier, qui avait dû quitter précipitamment Lausanne dans des circonstances rocambolesques. Après des succès variés dans le commerce, y compris d’esclaves, les Larguier des Bancels diversifient leurs affaires en investissant dans des plantations. L’aîné laisse à son décès 61 noirs, décrits soigneusement, y compris leur valeur marchande, dans son testament (le document est reproduit aux pp. 86-88). Son cadet et ses descendants restent sur l’île, où ils font face aux aléas de la météo et à ceux de la politique. Alors que la Révolution avait été plutôt favorablement accueillie, l’abolition de la traite votée par la Convention en 1794 est violemment refusée par l’assemblée coloniale. Les Larguier des Bancels, qui craignent ses conséquences pour la prospérité de leurs plantations, s’y opposent fermement. Les lettres échangées par les différents membres de la famille montrent les craintes que fait peser cette perspective sur leurs affaires. Elle intervient finalement en 1832 lorsque les autorités britanniques (l’île avait cessé d’être française en 1810) prennent la décision de mettre fin à la traite. Sophie-Andrienne Martinet, fille de Pierre-Frédéric et veuve depuis 1816, liquide les possessions familiales à la fin des années 1830, puis se retire avec sa fille à Moudon en 1837, laquelle repartira pour l’île quelques années plus tard.

La deuxième étude s’intéresse à la société D’Illens, van Berchem, Roguin et Cie. Installée à Marseille, cette maison est brièvement active dans la traite négrière entre 1790 et 1791, à travers l’investissement de capitaux. Sans être centrale pour la société, l’armement de telles expéditions est une source de revenus importants. Au-delà de l’analyse des activités de cette entreprise, mise en relation avec d’autres maisons de commerce tenues par des Suisses et/ou des protestants, cette étude se concentre sur ses trois animateurs : Louis d’Illens, Jacob van Berchem et Augustin Roguin. Vaudois et apparentés (les deux premiers sont beaux-frères et oncles du troisième), ils sont des représentants typiques du « capitalisme relationnel », mode de fonctionnement très présent dans le négoce transatlantique. L’épisode marseillais ne constitue qu’une étape dans leurs parcours : alors que le premier meurt insolvable en 1819, les deux derniers poursuivent une carrière couronnée de succès dans la banque à Paris et dans le jeune canton de Vaud (Roguin sera syndic d’Yverdon de 1815 à 1824).

La dernière étude est centrée sur le destin du Neuchâtelois Alfred Berthout. Débarqué en Guyane néerlandaise pour des raisons inconnues en 1828, il parvient rapidement à une certaine aisance comme commerçant, puis comme planteur. Il se marie en 1832 avec la fille d’un important administrateur colonial, alliance qui permet sans doute à Berthout de renforcer ses assises financières lors d’une période délicate. Dès 1835, il confie ses affaires à des gérants sur place en vue d’un retour en Suisse. Tout en bénéficiant de relais efficaces à Amsterdam et dans la colonie, Berthoud cherche à céder ses biens en Guyane en 1839. La perspective d’une abolition prochaine de l’esclavage dans les colonies néerlandaises (elle n’interviendra qu’en 1863) explique sans doute cette décision. L’essentiel de ses investissements guyanais est liquidé en 1841, opération qui avait requis sa présence sur place. Tout en se montrant préoccupé du sort de ses esclaves à certaines occasions, Berthoud n’a tout de même pas été jusqu’à songer à les libérer…

Ces trois études d’Olivier Pavillon contribuent à une meilleure connaissance de la présence suisse dans les colonies et de leur implication aux différents échelons de la traite négrière. En centrant le propos sur des individus appartenant à la masse des acteurs secondaires qui ont fait vivre le système colonial dans lequel ils avaient placé de grands espoirs (souvent déçus) de fortune, l’auteur permet de saisir plus finement les mécanismes de ce phénomène qui dépasse de loin ces quelques destins individuels. Un tel résultat repose pour une bonne part sur la qualité des sources, dans ce cas en majorité des correspondances, que l’auteur a su valoriser avec un grand soin. L’exploitation minutieuse d’une telle documentation donne des résultats très intéressants et ouvre des perspectives intéressantes pour de futures recherches.

Zitierweise:
Nicolas Gex: Olivier Pavillon: Des Suisses au coeur de la traite négrière. De Marseille à l’Ile-de-France, d’Amsterdam aux Guyanes (1770-1840), Lausanne : Antipodes, 2017. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 184-187.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 184-187.

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